Compte-Rendu du déjeuner débat avec le groupe KARDHAM
Le grand défi de la ville bas carbone
Intervenants:
- Alphonse Bernard, président de l’AiOc, Association ingénierie de l’Occitanie, président d’OTCE, groupe d’experts en ingénierie et études techniques
- Anne Fraisse, directrice générale d’Urbain des bois, filiale d’Icade Promotion dédiée à la construction durable, chargée d’une mission nationale pour la décarbonation de la filière
aménagement promotion. - David Habrias, directeur général du groupe Kardham et président de Kardham Architecture
- Nicolas Langevin, directeur général du Crédit Agricole Toulouse 31, président de Crédit Agricole Immobilier
- Daniel Luciani, fondateur de la société Lucid Impact
- Marianne Stroh, responsable du pôle Ingénierie du groupe Kardham
- Philippe Wallaert, président de Promologis, fondateur de la société Ingaged
Retranscription
Martin Venzal : La ville de demain sera durable et soutenable, ou ne sera pas. Mais pour répondre à ces nouvelles exigences, architectes, urbanistes et ingénieurs doivent tout réapprendre, ou presque. Le grand défi de la ville bas carbone, voici sans doute le grand chantier de transformation de ce siècle et peut-être même du siècle à venir. Comment, dans ce contexte, réconcilier les hommes, les process, les matériaux ?
David Habrias : La conscience environnementale n’est pas un phénomène nouveau dans le bâtiment. Si ce n’est que, jusque-là, ça a surtout été de la bonne conscience environnementale. C’est un sujet qu’on a beaucoup traité sous l’angle de l’énergie en travaillant sur l’optimisation énergétique des bâtiments. A cette occasion-là, on a un peu mélangé la vertu environnementale et la géopolitique, puisqu’on a essayé de réduire nos consommations d’énergie et notamment d’énergie importée. Sauf que cela s’est traduit, souvent, par de la sur-isolation, trop de matière, et donc au global un impact carbone extrêmement négatif. Nous avons mesuré ici le fait que les campagnes d’isolation par l’extérieur, qui arrivaient à améliorer l’empreinte énergétique des bâtiments, étaient un très mauvais investissement du point de vue du carbone, puisque le carbone investi dans l’isolant n’était jamais récupéré.
La nouvelle règlementation nous oblige à être plus cohérent. Si on prend l’environnement par le bout du carbone, et notamment par l’analyse des cycles de vie, ces notions, qui sont intéressantes,
nous mettent face à un certain nombre de contradictions, et ce dans un contexte de gestion du foncier qui va être de plus en plus rare, avec le ZAN qui va venir se superposer à cette réflexion-là.
Nous sommes tous obligés de réfléchir différemment. Le titre de notre discussion illustre déjà le flou du débat. C’est quoi le bas carbone ? Quel est l’objectif ? Comment on fait ? Il y des enjeux de mesure, d’objectivation. Il va falloir trouver un moyen de rendre ça réel, et notamment sur le volet financier. Tout cela va nous interroger sur notre façon d’habiter, de se déplacer, va percuter la grande difficulté culturelle qui accompagne cette réflexion. Beaucoup de nos concitoyens vont considérer en effet que les économies de carbone sur les bâtiments constituent un rétropédalage.
Martin Venzal : Anne Fraisse, vous intervenez dans le cadre d’une feuille de route ministérielle sur cet enjeu de la décarbonation. Dans quelle mesure cette mission fait-elle écho aux problématiques soulignées par David ?
Anne Fraisse : Cette feuille de route nationale s’inscrit dans le programme européen « fit for 55 » qui prévoit de décliner, dans les états membres de l’Union, des feuilles de route autour de la décarbonation des différentes filières. En France quatorze sont prévues, dont deux dans notre domaine de compétences : une sur le cycle de vie du bâtiment, et une sur la décarbonation de la ville, que je préside. C’est une feuille de route socle qui va tenter d’identifier, dans un temps très court, des leviers de décarbonation qui permettront demain, à horizon 2030, d’avoir une réduction des gaz à effet de serre de 55%. Toutes ces feuilles de route sont alignées sur la neutralité carbone à 2050. Les premiers acteurs que nous mobilisons sont les collectivités locales à travers la planification, les acteurs de l’aménagement au sens large, la promotion immobilière, l’écosystème des architectes urbanistes, des bureaux d’étude et les acteurs de la formation. Le périmètre d’intervention de cette feuille de route a été défini comme étant le bassin de vie, qui ne renvoie pas à une organisation administrative, mais à une notion de mobilité du quotidien. Le premier sujet de la décarbonation, en effet, c’est la mobilité. La question des transports, c’est de loin le premier poste.
Martin Venzal : Philippe Wallaert, comment s’emparer de cette problématique en tant que bailleur social responsable ?
Philippe Wallaert : Nous avons toujours voulu être dans l’anticipation. L’orientation posée par le groupe Action Logement est très claire : atteindre la neutralité carbone à horizon 2040. C’est extrêmement ambitieux. Nous avons commencé par réaliser un état des lieux de l’ensemble du parc immobilier du groupe, qui sera terminé fin 2022. On aura audité, du point de vue des exigences de la RE2020 et des différentes règlementations, plus d’un million de logements, très disparates. Nous sommes toujours sur des temps longs, eu égard au volume du parc. D’abord parce que nous avons un sens aigu de la responsabilité, mais également pour des questions de coûts. Nous faisons le choix d’anticiper au maximum pour essayer de réduire l’impact de ces règlementations sur le coût global. Les coûts de construction, les charges financières augmentent en effet, et on a un prix en location ou en accession qui ne change pas, ou très peu. Aujourd’hui nous construisons 1600 logements par an, nous en faisons agréer 2000, et nous comptabilisons déjà 15% des constructions nouvelles qui atteignent les exigences de la RE2020 palier 2025. En 2022 nous avons éliminé toutes les passoires thermiques de notre parc, qui est très disparate, et pour lequel la question de la rénovation énergétique est cruciale. Nous avons pour objectif d’éliminer tous les logements catégorie E d’ici 2025. Nous avons pris le sujet à bras le corps, en essayant, toujours, d’avoir un temps d’avance.
Nicolas Langevin : Le groupe Crédit Agricole aborde également le sujet de la transition énergétique avec beaucoup de détermination et de responsabilité parce qu’il considère qu’il est parmi ceux qui peuvent influencer cette notion de transition, en étant en lien avec l’ensemble des acteurs de l’économie. L’État ne peut plus agir seul. La société se tourne désormais vers les entreprises qui sont concernées par le sujet et qui ont un rôle à jouer. Si on veut pouvoir tenir ce rôle dans la durée, il faut que les acteurs économiques puissent conserver un certain business model. Nous avons une responsabilité pour influencer chacun des acteurs économiques dans sa manière de gérer les transitions. La règlementation est un vrai appui pour les acteurs qui veulent s’engager et travailler dans des intérêts alignés. D’autant plus lorsque la société a des attentes très fortes sur le sujet. Les entreprises qui ne feront pas ce chemin vers la transition vont se déréférencer vis-à-vis de leurs concurrents.
En ce qui concerne le logement, notre réflexion, qui n’est pas encore aboutie, serait de ne financer que des logements de catégories A à E et pour tous les autres, parce qu’on veut être inclusifs, et les transitions ne pourront être efficaces que si elles sont inclusives, le Crédit Agricole, avec des partenaires qui restent encore à déterminer, pourra accompagner et trouver des solutions à travers un modèle économique qui pourra être atypique. Nous essayons d’être exemplaires, et d’être influenceurs.
Martin Venzal : La RE2020 touche de plein fouet l’ingénierie : Alphonse Bernard, comment arrivez-vous à gérer cette contrainte ?
Alphonse Bernard : Nous avons constitué des groupes de travail depuis trois ou quatre ans, sur les pré-dispositions qui avaient enclenché les systèmes du label E+C-, qui vient d’être absorbé par la RE2020. Cette notion de RT2012 permettait de se préparer pour la RE2020, qui a déjà deux ans de retard puisqu’elle est appliquée depuis le 1er janvier sur le logement. L’idée c’est d’avoir du recul et de pouvoir conseiller les donneurs d’ordre en partageant des retours d’expérience. On s’est aperçu que le fait de vouloir concevoir rapidement avec une notion de bas carbone, a très vite orienté l’ingénierie vers des matériaux biosourcés, comme le bois, et des éléments dits bas carbone. Or, dans certaines opérations, l’ancienne réglementation qui vient accompagner la règlementation actuelle avec des notions d’acoustique, de coupe-feu, de stabilité au feu, a ajouté des couches complémentaires qui font que le choix de matériaux n’a pas réussi à atteindre la réduction carbone désirée. Nous réalisons ces retours d’expérience pour aider les donneurs d’ordre, pour conseiller les maitres d’ouvrage, pour les alerter et les orienter vers des objectifs plus appropriés.
Martin Venzal : Daniel Luciani, la feuille de route ministérielle évoquée par Anne Fraisse vise 55% de réduction des gaz à effet de serre à horizon 2030, est-ce un objectif qui vous semble réalisable ? Comment faire pour que la ville atteigne cet objectif ?
Daniel Luciani : On n’atteindra pas cet objectif. Parce que la responsabilité est dans les mains des politiques et des grandes entreprises. On demande au citoyen d'agir pour sa mobilité, de multiplier les écogestes, or on n’atteindra pas, par l’addition des petits gestes de chacun, les objectifs fixés. La question essentielle c’est d’influencer les politiques publiques, et de s’adapter.
Comment construire la ville de demain ? Aujourd’hui il faut commencer à imaginer les moyens les plus conséquents pour adapter la ville. Il faut continuer à agir sur l’atténuation, mais pour continuer à faire vivre sur un territoire, sur une ville, les citoyens les plus vulnérables, il faut adapter le logement, les modes de circulation, la végétalisation, les zones de fraîcheur.
Anne Fraisse : Il faut porter nos efforts sur les choses qui sont les plus efficaces mais qui sont aussi les plus compliquées. Si on pousse le curseur, sur une agglomération comme Toulouse, très étalée, on devrait reconvertir certaines infrastructures, transformer les routes en autoroutes à vélos par exemple. Ce qui touche fondamentalement aux modes d’habiter, à ce qui est accepté. De la même façon, si l’on considère le fait que la construction neuve ne représente rien du tout dans le parc, la question qui devrait nous occuper est celle de la reconversion du parc existant. Quand on parle de recycler du foncier, ce qui est un vrai moyen de décarboner, on ne peut pas, à Toulouse, se limiter aux fiches industrielles, trop peu nombreuses. Donc il faut trouver des solutions pour intensifier, densifier ce qui est déjà imperméabilisé, entre autres les zones pavillonnaires. Et on se heurte là aux limites de l’acceptabilité.
Marianne Stroh : Comment peut-on atteindre la neutralité carbone quand on construit ? Par la compensation ? Par rapport au site urbain, travailler sur les transports doux, ça peut avoir une action immédiate, mais il faut que la demande soit forte. Ce sont les pouvoirs publics qui peuvent porter cette demande.
David Habrias : Le fond du sujet est culturel. On se raconte des histoires pour se donner bonne conscience. Sur les sujets d’optimisation du parc, de transformation des mobilités, il faut habiter différemment, travailler différemment. II y a deux actions concomitantes à mener : une action d’urgence et de court terme qui est en effet de la responsabilité des politiques et des grandes organisations, et un vrai travail de fond, d’acculturation, de réflexion sur la place, la structuration de la ville. Il faut effectivement que les gens acceptent d’habiter différemment, de mutualiser des espaces, de réemployer des matériaux dans leur bâtiment. Il y a des injonctions contradictoires auxquelles sont soumis tous les acteurs aujourd’hui. Comment concilier ça ?
Nicolas Langevin : Il faut trouver des solutions, un moyen d’allier les deux. Mais qui va payer ? Il y a tellement de contraintes et de surcoûts qu’on aura sur l’ensemble de la chaîne de valeur une dégradation du business model de tous les acteurs. Chacun devra prendre sa part d’investissement pour la société, le collectif, en dehors de son intérêt propre. Ceux qui n’agiront pas pour la société vont perdre de la valeur.
David Habrias : Nous considérons effectivement que c’est notre responsabilité vis à vis de notre client de l’aider à voir au-delà de son investissement. Nous essayons de développer la notion d’urban mining par exemple. Un bâtiment en fin de vie, ce n’est pas un coût de démolition, c’est une mine de matériaux si on l’a construit de façon suffisamment intelligente. Ce bilan d’une valorisation, d’une mutabilité, est très difficile à intégrer.
Martin Venzal : Philippe Wallaert, une révolution culturelle est à envisager, comment travaillez-vous pour acculturer le locataire, en bout de chaîne, sur ces problématiques ?
Philippe Wallaert : Nos résidents, nos locataires, ne sont pas les plus difficiles à convertir parce qu’ils y trouvent rapidement un intérêt pécuniaire. La difficulté est politique. La question de densification de la ville, dans les grands centres urbains ou dans les villes moyennes, est un sujet permanent qui induit de la frilosité, voire une absence de prise de décision. Nous faisons beaucoup d’efforts auprès des collectivités locales pour faire passer des messages. Sans compter les freins : nous avons un certain nombre d’obligations règlementaires en matière de démolition, mais nous n’avons pas de filière de valorisation. Nous nous heurtons à la position des organismes certificateurs et des assureurs, qui ouvrent le parapluie dès qu’on parle de matériaux recyclés. Il faut, collectivement, avancer sur ces sujets.
Nicolas Langevin : Je pense qu’il faudra légiférer, mais également délégiférer, si je puis dire, pour ouvrir les possibles. Sinon, à force d’additionner les couches de règlementation, les choses sont bloquées, ne bougent plus. Il faudra lever certains freins par rapport aux priorités du moment. Il faut que le législateur ait le courage d’assumer, de libérer un risque.
Philippe Wallaert : On se heurte à trop de contraintes effectivement. La règlementation nous oblige de plus en plus à faire mieux, mais dans le même temps il y a des strates de réglementations qui n’ont pas évolué et chaque échelon administratif qui ajoute son grain de sel en allant au-delà de ce que la règlementation exige.
Martin Venzal : Y a-t-il des villes en France qui sont en avance sur cette thématique ?
Anne Fraisse : Lyon effectivement a aligné l’ensemble de ses documents de planification autour d’objectifs chiffrés de décarbonation à l’échelle métropolitaine. C’est une déclinaison très impressionnante de cet objectif à toutes les strates d’action ou de persuasion. Et c’est tout à fait duplicable.
Daniel Luciani : La formation, c’est la clef : si on formait les futurs dirigeants très tôt, les architectes, les constructeurs, les ingénieurs, les urbanistes, leur modèle de pensée, dans cinq, dix ans, ne serait pas le même. Ils nous disent aujourd’hui qu’ils ne se sentent pas prêts à affronter le monde de demain, car ils ont appris des modèles théoriques d’hier. Il est certain que dans l’imaginaire qu’ont construit les marques, les entreprises, les publicitaires, la représentation de notre monde de demain, diffusée par les médias, le cinéma, c’est la consommation, le progrès c’est la technologie. Il faut déconstruire ces représentations sociales, cet imaginaire, mais surtout proposer autre chose. En l’état, personne n’a envie d’aller dans le monde de demain.